Chapitre 6




Sœurs à travers les âges


De la ferme à l’atelier sweatshop et au-delà






Docile et en laisse


Jiang Lan travaille huit heures par jour, six jours par semaine à la filature n°36 de Shanghaï. Son travail consiste à renouer les fils cassés. Elle est assise sur un siège en métal assujetti à un rail posé sur le plancher devant une rangée de broches. En appuyant avec le pied sur une pédale, Lan glisse le long du rail vers la droite ou vers la gauche, s'arrêtant dès qu'elle voit un clignotant rouge s’allumer au dessus d'une broche – le signal d'une rupture de fil. D'un mouvement compliqué et habile des doigts elle répare rapidement le fil, puis elle se déplace vers la lampe suivante. Lan fait ça toute la journée, baignant dans un air saturé de vapeur d’eau et de particules de coton, et dans le fracas métallique, assourdissant et perpétuel des machines. À la fin de la journée, Lan sort de l'atelier et pénètre dans le silence irréel qui règne à l'extérieur. Elle traverse une allée de gravier jusqu'au dortoir de la compagnie. À la fin du mois, elle reçoit un salaire d'environ $100. Elle en économise la plus grande partie.

Oui, dit-elle, elle aime bien son travail.

Jiang Lan est, bien sûr, une illustration de l'avantage comparatif de la Chine. Cependant, même si le nombre considérable de Jiang Lans, et leurs salaires très bas, sont généralement mis en avant pour expliquer la domination de la Chine dans l'industrie manufacturière légère, la vérité est que ces facteurs économiques – l'abondance et le prix peu élevé de la main-d'oeuvre – ne sont qu'un élément pour comprendre la position dominante de la Chine dans ce secteur. Si on veut avoir une compréhension complète, il faut non seulement prendre en compte l'abondance de la main-d'oeuvre et son coût – des concepts économiques qui ont un sens partout dans le monde –, mais il faut aussi que nous comprenions la vie de Lan, ses possibilités et ses limites. Depuis l'avènement de l'industrie au XVIIIe siècle en Angleterre jusqu’à aujourd’hui, les travailleurs idéaux pour fabriquer des articles de textile et d'habillement bas de gamme ont été ceux qui pouvaient endurer des tâches répétitives exténuantes non seulement pour un salaire très bas, mais aussi en se montrant obéissants et sans se plaindre.

Les chercheurs des milieux et des nationalités les plus divers, en étudiant de nombreuses régions, à différentes époques de l'histoire, parviennent encore et toujours au même mot pour caractériser l'ouvrier idéal dans textile et l'habillement : docilité. Que ce soit dans le Lancashire, le Massachusetts, en Caroline du Sud, au Japon, à Taïwan ou à Hong Kong la docilité a toujours été la conséquence de l'absence d'alternative, l'absence d'expérience, l'horizon limité. On note avec ironie qu'alors que les principes fondamentaux de l'État chinois moderne reposent sur les droits de la classe ouvrière, le gouvernement chinois a mis au point un système de lois qui virtuellement garantissent une offre illimitée de docilité. Le gouvernement chinois contrôle la vie de Jian Lan d'une manière très critiquable du point de vue des droits de l'homme, mais remarquablement efficace du point de vue de la production de tee-shirts. Jian Lan est en quelque sorte tenue par une laisse qui limite ses choix, ses expériences, ce qu'elle voit et où elle va. Ce n'est pas tant le marché du travail que la malédiction des forces qui, tout au long de l'histoire de la Chine, se sont opposées au fonctionnement du marché qui restreignent la vie de Lan et ses possibilités.

Les hasards de la naissance ont toujours fortement influencé la destinée : la race en Amérique, la classe sociale en Angleterre, la caste en Inde. En Chine, le destin à la naissance est surtout déterminé par le hukou. Pour un ouvrier, le hukou est la laisse qui limite ses choix, mais pour l'industrie textile, c'est le facteur concurrentiel qui assure une main-d'oeuvre bon marché et stable, à disposition des usines implantées en milieu urbain. Une des caractéristiques principales du hukou de Jian Lan est qu’elle apporte son travail à Shanghaï mais qu’elle n’en est pas elle-même une résidente au sens administratif du terme. Hukou se traduit approximativement par « certificat de lieu de résidence officiel ». Pour un citoyen chinois d’aujourd'hui, le hukou spécifie donc où vous résidez, même si ce n'est pas nécessairement là qu’en réalité vous vivez1.

Le système hukou a été conçu dans les années 1950 pour accompagner les plans de développement économique de la Chine nouvellement communiste. La grande majorité des citoyens du pays se sont vus assignés un hukou rural. Ils devaient alors rester à la campagne et produire dans leur commune les quotas de nourriture fixés par le plan. La plupart du temps, ils n'avaient même pas le droit de se rendre dans une ville. Grâce au système du hukou, la Chine s'est assurée un approvisionnement stable de produits alimentaires pour les villes tout en jugulant la démographie urbaine. En réalité, cependant, des masses de population dans les campagnes restaient « de la main-d'oeuvre en surplus », le terme officiel pour désigner les gens n'ayant rien à faire, des gens tellement « en surplus » que même leur présence dans la commune n’était d’aucun service pour l’agriculture.

La Chine a consacré l’essentiel de ses ressources aux populations urbaines, en développant le logement, l'éducation, la santé et les infrastructures dans les villes, et elle a laissé les populations rurales se débrouiller toutes seules. Tandis que les villes se développaient, des centaines de millions de gens sans qualification, à peine éduqués, étaient retenus dans leur village rural par le système hukou.

À la fin des années 1980, la Chine commença à libéraliser le système hukou dans les régions éloignées des côtes. Des flots de populations issues des campagnes se déversèrent vers les régions littorales pour fabriquer des tee-shirts, des espadrilles ou des jouets en plastique. Néanmoins, aujourd'hui encore, les citoyens ayant un hukou rural, même quand ils viennent travailler dans une région côtière, restent attachés par une laisse. Ils peuvent se rendre en ville mais ils ne peuvent pas facilement y demeurer ; ils peuvent apporter leur travail mais pas faire venir leur famille, et eux-mêmes n’en sont pas des résidents. Ces travailleurs sont des liudong renkou, des « populations flottantes ». Au milieu des années quatre-vingt-dix, 40 % de la main-d'oeuvre dans l'industrie textile de Shanghaï étaient des femmes et des jeunes filles « flottantes » venues de régions rurales2. L'organisation Human Rights Watch (Observatoire des Droits de l'Homme) estime qu'en Chine la population de migrants ruraux travaillant dans les villes est composée de 60 à 120 millions d'individus3. En 2003, la fédération syndicale américaine AFL-CIO s'est plainte que l'exploitation des ouvriers en Chine, à travers le système du hukou, était un avantage concurrentiel déloyal4.

Un hukou rural définit et limite la vie d'un ouvrier qui travaille à Shanghaï. Les ouvriers « flottants » travaillent 25 % de plus et gagnent 40 % de moins que ceux qui ont un hukou urbain5. Comme ils ne sont pas résidents de Shanghaï, ils n'ont pas accès aux services offerts aux citadins, tels que les subventions pour le logement, les crèches, les services de santé, les avantages liés à la retraite. On dit de ceux qui reçoivent ces avantages qu'ils bénéficient du « bol de riz en métal. » La plupart de la population flottante de Shanghaï habite sur son lieu de travail, dans des dortoirs, des abris de fortune, quand ce n’est pas dans l'atelier-même6. Certains de ces flottants parviennent à louer un logement, mais ils payent six fois plus cher que les résidents urbains pour un espace deux fois moindre. Disposer d'une cuisine et d'une salle de bains est la norme pour les citadins mais l'exception pour les migrants7. Les ouvriers migrants viennent en ville seuls. Il n'y a généralement ni espace, ni école, ni soins disponibles pour leurs femmes ou leurs enfants. Les flottants sont les ouvriers Bracero de la Chine. Dans une analogie d'actualité, la spécialiste du travail en Chine, Anita Chan, a comparé le système hukou à l'apartheid en Afrique du Sud8.

Parfois des travailleurs flottants viennent spontanément en ville, espérant qu’ils trouveront quelque chose, mais la plupart du temps les migrants viennent effectuer un travail qui a été arrangé à l’avance. C'est particulièrement vrai dans l’industrie du textile et de l'habillement. Les migrants spontanés risquent non seulement de ne rien trouver, à part l’échec, mais ils risquent la prison, ou pire encore, à cause des régulations chinoises sur « la Détention et la Rapatriation ». Dans le cadre de ces régulations, un visiteur rural frappé des « trois sans » – sans papiers, sans travail, sans adresse (sanwu renyuan) – peut être détenu dans un centre D&R, ou bien être renvoyé chez lui. Dans le meilleur des cas, la détention coûte de l'argent car les détenus doivent payer pour être relâchés. Mais ça peut aussi être le début de procédures inextricables9. Même les ouvriers flottants qui ont un emploi à la ville ont une vie difficile. Les régulations concernant les migrants dans les villes sont tellement byzantines que pratiquement tout visiteur flottant est en situation illégale par rapport à une règle ou une autre. Selon la ville, un visiteur peut avoir besoin d'une carte d'identité, d’un permis de séjour, d'un certificat de travail, d'une carte de migrant, d'un permis de logement, d'une autorisation de planning familial. Chacun de ces documents est délivré par une administration différente et est payant10. Dans les villes étudiées par Knight et al., les papiers nécessaires pour éviter les régulations D&R – quand ils peuvent être obtenus – coûtent plus d’un demi mois de salaire d'un ouvrier migrant typique11. Souvent, quand l'ouvrier a fini par obtenir le dernier document obligatoire, le premier a expiré12.

La Chine a récemment amélioré la protection des migrants contre les régulations D&R, mais elles restent théoriques, car, comme l'a montré Anthony Kuhn, l'offre de migrants ruraux étant illimitée, seuls les ouvriers qui acceptent de renoncer à leurs droits ont une chance d'être embauchés13. Même les fonctionnaires gouvernementaux reconnaissent que les migrants ne sont pas toujours payés : un sondage demandé par le gouvernement a établi que, dans 72 % des cas, des arriérés de salaires étaient dus par les employeurs à leurs ouvriers migrants14. Et, bien que la loi exige que les migrants aient un contrat de travail, plus de 90 % d'entre eux n'en ont pas15.

Les usines sont embarrassées dans leurs relations avec les ouvriers flottants. Les managers déclarent que les ouvriers flottants sont indispensables à la production, car non seulement ils sont moins chers que les urbains, mais surtout ils peuvent « supporter une plus grande pénibilité » et ils sont « plus faciles à gérer16 ». Les managers reconnaissent qu'ils embauchent des travailleurs flottants pour la simple raison que les travailleurs urbains n'acceptent pas de travailler dans la poussière, la vapeur et le bruit des industries textiles ou de la construction. Et, quand ils acceptent, les ouvriers urbains discutent les ordres et sont physiquement moins résistants17. Néanmoins, les usines ne peuvent pas embaucher qui elles veulent : seuls certains jobs sont ouverts aux ouvriers flottants, et il y a parfois des quotas sur le nombre de flottants que les entreprises peuvent faire travailler. Le gouvernement utilise le système des quotas comme moyen de régulation sur le marché du travail : il augmente les quotas en période d'expansion économique, et les réduit en période de chômage urbain. Les travailleurs ruraux sont le coût variable, enflant ou refluant avec la demande américaine pour des tee-shirts.

Jusqu'à présent, la domination successive de chaque pays dans la course vers le fond a été similaire, mais chaque fois plus courte, que celle du pays précédent. Aujourd'hui, la domination de la Chine dans la course vers le fond dans le textile et l'habillement ressemble à celle de ses prédécesseurs, mais présente aussi des différences. Les caractéristiques du travailleur idéal – particulièrement la désespérance et la docilité – n'ont pas changé, le côté épuisant et répétitif de la plupart des tâches est toujours là, la pression sans relâche pour diminuer les coûts aussi, et le rôle joué par les ouvriers pauvres d'origine rurale pour faire tourner les usines est le même. Mais le simple gigantisme de la Chine et les restes du système hukou garantissent que l'offre de jeunes femmes dociles venant des campagnes restera encore longtemps bien plus considérable que ce dont ont bénéficié les prédécesseurs industriels de la Chine. Dans l'avenir prévisible, il est vraisemblable que la Chine continuera à dominer la course vers le fond.

De la même manière que pour l'esclavage, les sharecroppers ou les ouvriers du programme Bracero, ce ne sont pas les risques du marché du travail qui entravent l'accès des ouvriers chinois du textile et de l'habillement à une vie meilleure. Au contraire, comme précédemment, c'est le système mis en place par le gouvernement qui limite la possibilité de ces ouvriers de participer pleinement à la vie économique en tant que citoyens à part entière.


Infiniment mieux qu’à la ferme


Comme leurs soeurs à travers les âges, les ouvrières du textile et de l'habillement en Chine aujourd'hui sont mal payées pour de longues heures de travail dans des conditions éprouvantes18. Elles vivent dans des dortoirs surpeuplés, leurs droits sont limités, les tâches qu’elles remplissent fastidieuses, l'air poussiéreux et le bruit abrutissant. La nourriture est mauvaise, les clôtures élevées et le couvre-feu impératif. Des générations de filles de filature et de couturières, en Europe, en Amérique et en Asie, ont partagé ce destin : travailler dans des sweatshops – où elles sont contrôlées, exploitées, surmenées et sous payées – ; mais elles ont aussi partagé, à travers les âges et les océans, une conviction absolue : Ça reste infiniment mieux que la vie à la ferme.

Au milieu du XIXe siècle, en Angleterre, une fillette de neuf ans qui ne travaillait pas à l'usine textile était occupée ainsi :


[je devais] conduire les boeufs aux champs, puis les ramener ; nettoyer l’étable et préparer leur litière ; laver les pommes de terre et les faire bouillir pour les cochons ; traire les vaches ; conduire les chevaux et les boeufs pendant les labours... mélanger la chaux au fumier, ramasser les pommes de terre, ramasser les navets... dont je chargeais les chevaux ; j'allais chercher les ajoncs avec les chevaux. Je me levais tous les jours à 5 ou 6 heures du matin, sauf les jours de marché, deux fois par semaine, où c'était trois heures19.


Bertha Black est née à Trinity en Caroline du Nord, en 1899, dans une famille rurale de sept enfants. Les parents de Bertha s'échinaient pour tirer une maigre subsistance de leurs huit hectares de terres, et Bertha se rappelle bien l’enthousiasme de la famille quand ils déménagèrent pour travailler à l'usine du bourg, passant du ramassage du coton au soleil à la filature et au tissage à l'ombre :


nous sommes tous allés travailler à l'usine de coton Amazon, et nous y sommes restés toute notre vie. Nous voulions tous travailler là-bas, car – comment dire ? – nous n'aimions pas le travail à la ferme. Il faisait si chaud du lever du soleil jusqu'au coucher ! Non, ce n'était pas pour moi. C'était mieux de travailler à l'usine. Comment pouvait-il en être autrement ? Quand nous sommes devenus ouvriers à l'usine, après avoir quitté la ferme, nous avons eu plus de vêtements et nous avons pu manger des choses plus variées qu'avant. Nous avions aussi un meilleur logement. Oui, quand nous sommes arrivés à l'usine notre vie s'est améliorée20.


Aujourd'hui, des millions, littéralement, de jeunes femmes chinoises choisissent l'usine plutôt que la ferme, préférant apparemment le travail le plus exténuant dans les pires ateliers sweatshops à la vie à la ferme. Liang Ying est une de ces jeunes femmes. La sociologue Ching Kwan Lee l’a interviewée. Elle se rappelle le jour où elle s'est échappée pour venir travailler dans la zone industrielle de Shenzhen en Chine méridionale :


C'était l'année de mes 16 ans. Nous étions plus de dix filles de mon village à projeter ce voyage à Shenzhen. Ce jour-là, nous sommes allées travailler dans les champs comme les autres jours. Nous sommes même revenues déjeuner avec nos parents. Après que nos parents furent repartis pour les champs, nous avons rassemblé nos bagages et laissé des mots disant, « Chers parents, quand vous lirez ce mot, ce soir, je serai partie pour chercher du travail à Shenzhen. Je vous en prie, ne vous faites pas de souci21. »


Pour Liang Ying, presque n'importe quelle vie était préférable à la vie à la ferme de caoutchouc de la famille et, entre la ferme et l'usine, il n’y avait pas à hésiter :


[à la ferme,] c'était vraiment un travail harassant. Chaque matin, de quatre heures à sept heures, vous deviez entailler l'écorce de 400 hévéas dans l'obscurité totale. Il fallait faire ça avant le lever du jour, car la sève de latex s'évapore à la lumière du soleil. Si vous aviez été à ma place, qu’auriez-vous choisi : l'usine ou la ferme22 ?


He Yuan Zhi est d'accord avec ses soeurs à travers les âges. Elle travaille depuis huit ans dans l'atelier de découpe de l’entreprise Splendeur de Shanghaï. C'était un bon travail pour une fille venant de la ferme. Et, d'après Yuan Zhi, c'est encore mieux aujourd'hui, car après plusieurs augmentations elle gagne maintenant presque $150 par mois. Yuan Zhi est venue d’une région montagneuse de la province du Jiangxi (à cinq cents kilomètres au sud-ouest de Shanghaï), poussée par le manque de travail dans son village. Elle m'a dit qu'il n'y avait que deux choses qui lui manquaient : les paysages magnifiques de son village, et son fils de douze ans qui est retourné vivre dans le Jiangxi chez ses grands-parents. Pour tout le reste, dit-elle, la vie à Shanghaï est préférable à la vie dans son village. Jiang Lan de l'usine n°36 partage la même opinion. On peut parler entre nous, explique-t-elle, et le travail n'est pas si dur. En plus, ajoute Jiang, on a chacune notre lit.

Que le travail, même sans qualification, dans les usines de textile et d'habillement représente un progrès par rapport aux corvées de la ferme est illustré aussi par le sort de ceux qui n'ont pas eu cette chance. En Nouvelle-Angleterre, les Irlandais se virent interdire le travail à l'usine sauf pour les tâches les plus avilissantes. À la fin du XXe siècle à Shanghaï, les femmes venant de certaines régions (par exemple le Subei, en Mongolie dans l'ouest du pays), qui avaient quitté un travail de récolteuse agricole de nuit pour venir travailler à l'usine de coton, souffraient ouvertement de discrimination23. Dans le Sud des États-Unis, les Noirs n’eurent pas accès aux jobs dans la filature et le tissage avant les années 1960, et encore ensuite, ils avaient des toilettes et des fontaines à eau séparées. Dans la plupart des cas l'exclusion des noirs était simplement une vieille coutume, mais en Caroline du Sud c'était la loi. Pour protéger la production agricole et assurer une main-d'oeuvre abondante, et aussi pour maintenir la ségrégation sur le lieu de travail, la loi de Caroline du Sud interdisait « à quiconque engagé dans la production textile de permettre... à des ouvriers... de races différentes de travailler dans le même atelier24 ». Cette loi a été abrogée en 1960, mais les Noirs américains ont continué à être systématiquement exclus des usines jusqu'à la Loi sur les droits civiques (Civil Rights Act) de 196525.

Les Chinoises originaires du Subei, les Irlandais, ou les Noirs américains ne pouvaient que passer à côté des usines et méditer sur ce que leur vie aurait pu être. Billie Douglas a commencé à travailler à 14 ans. Elle faisait la cuisine et le ménage, et surveillait les enfants des ouvrières blanches. Elle ne pouvait que songer à ce qu'aurait été sa vie si elle avait été payée comme les ouvrières, qui gagnaient sans doute en un jour ce que Billie gagnait en une semaine26. Johnny Mae Fields se rappelle une vie entière passée à obéir aux Blancs, la tête baissée, dans le Sud des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Elle avait hérité de sa mère une philosophie simple (« Si la femme blanche veut du sel sur son gâteau, mets du sel sur son gâteau »). Quand les usines commencèrent à accepter les femmes noires, les choses changèrent27. Clest King se souvient aussi, « [qu’] avant que les usines ne s'ouvrent aux femmes noires, tout ce qu'elles étaient autorisées à faire était laver, repasser et faire la cuisine pour les femmes blanches28 ».

À la fin des années 90, Nicholas Kristof et Sheryl WuDunn, les correspondants du New York Times qui ont été récompensés par le prix Pulitzer, ont découvert que pour de nombreuses femmes asiatiques travaillant misérablement comme chiffonnières, ou prostituées ou ne travaillant pas, un travail dans un atelier sweatshop, s'il était inaccessible pour elles-mêmes, était un objectif dont elles rêvaient pour leurs enfants29.

Pour He Yuan Zhi et ses soeurs à travers les âges, le travail à l'usine a non seulement représenté une promotion économique et une libération, comparé aux corvées physiquement et mentalement exténuantes de la ferme, mais il leur a aussi permis d’être autonomes, de pouvoir faire des choix par elles-mêmes grâce à leur salaire, aussi mince fût-il. En travaillant à l’usine, certaines ouvrières se libéraient d’une routine mortellement ennuyeuse, d'autres échappaient à un mariage arrangé ou quittaient un père dominateur, pour d'autres encore c'était la chance de pouvoir choisir elles-mêmes leurs vêtements. Dans les années 1840, une fille des filatures en Nouvelle-Angleterre, dans une lettre à une cousine restée à la ferme, expliquait les raisons qui avaient poussé ses camarades à venir à l'usine. Tandis qu'elle décrit, l'une après l'autre, chaque fille assise à la table du dîner de la pension, leur nouvelle liberté est presque palpable :


Je vais te parler de mes camarades ici à la pension. La première, à ma droite, est venue à l'usine car elle détestait sa belle-mère. La suivante avait un père aisé mais il était avare, comme beaucoup de fermiers... La mère de la suivante avait aussi du bien, mais c'était une femme très pieuse et elle ne voulait pas acheter à sa fille autant de robes, de collerettes et de rubans... que celle-ci voulait... La suivante est ici car ses parents et sa famille sont de fieffés païens, et elle n'avait pas le droit de pratiquer sa religion chez elle. Celle d’après est venue car elle a besoin de travailler, et elle a été si maltraitée quand elle travaillait dans des familles qu'elle ne supporte plus le travail domestique. La suivante a quitté sa maison car son fiancé est parti chasser la baleine, et il veut se marier quand il rentrera, et elle veut avoir plus d'argent que son père ne lui en donne. La suivante est ici car sa maison est dans un village rural isolé et elle ne supportait pas de rester dans un endroit aussi ennuyeux. La suivante est ici car ses parents sont pauvres, et elle veut avoir les moyens d'acquérir une éducation. La suivante est ici car son « beau » est venu, et elle n'avait pas confiance en lui, seul au milieu de tant de jolies filles30.


Au début des années 90, dans ses recherches pour sa thèse, la sociologue Ching Kwan Lee est allée partager la vie d’ouvrières migrantes de Chine méridionale31. Lee découvrit que ces jeunes femmes, venues de villages ruraux, travaillaient dans des conditions difficiles, avaient peu de liberté, et étaient intégrées dans une organisation du travail fortement hiérarchisée qui limitait leurs conversations, leur accès aux toilettes, et leur alimentation. L’explication traditionnelle était que ces femmes faisaient en réalité encore partie intégrante de l'économie familiale : elles étaient venues travailler à la ville afin d'envoyer de l'argent à la maison pour soutenir leur famille.

Mais au fur et à mesure que Lee gagnait la confiance des ouvrières, des motivations beaucoup plus complexes apparurent. S'il est vrai que l'argent envoyé à la maison atténuait le fardeau de la vie à la campagne, les femmes commencèrent à admettre, du bout des lèvres, que ce n'était pas tant l'argent qui les avaient poussées vers l’usine que l'autonomie qu'elles y avaient gagnée, et qu’elles ne pouvaient pas avoir dans leur village où elles étaient dominées par leurs pères et leurs frères. Lee découvrit que beaucoup d'entre elles avaient été attirées par l'usine non seulement pour échapper au travail agricole mais aussi pour prendre en main leur propre destinée et se soustraire aux plans préparés pour elles par leurs parents.

Lee interviewa Chi-Ying, une jeune femme célibataire venue du Hubei32. Chi-Ying gagne, en travaillant à l'usine, sept ou huit fois plus que n'en gagne son père à la maison, mais l'argent n'est pas la motivation principale qui l'a poussée à partir de son village. Chi-Ying est surtout parvenue ainsi à retarder son mariage. Et finalement elle a décidé de ne pas accepter le mari que ses parents avaient choisi pour elle. Avec son salaire, elle a remboursé au jeune homme les cadeaux qu'il avait offerts à ses parents. À la ville, elle se sent moderne, libre et jeune. Elle aime pouvoir s'acheter une paire de boucles d'oreilles fantaisie avec son propre argent, aller au cinéma, ou flâner dans le centre commercial. Chi-Ying compare sa vie avec celles de sa mère et de sa grand-mère. La différence la plus frappante, pour elle, n'est pas l'argent mais l'ouverture sur le monde. Maman et Mamie n'ont jamais eu leur propre travail, ni leur propre argent. Elles n'ont jamais quitté le village, n'ont jamais vu une tour d'immeuble. À vrai dire, elles n'ont jamais vu une route goudronnée.

Le paradoxe, bien sûr, est que le travail exténuant dans la production de textile et de vêtements, les couvre-feu, les dortoirs fermés à double tour, les passages aux toilettes minutés, les quotas de production, l'assistance obligatoire aux services religieux, les hautes clôtures – l’ensemble des facteurs qui tout au long de l'histoire industrielle ont été conçus pour contrôler les jeunes ouvrières – font aussi partie de la libération économique et de la conquête de l'autonomie par ces femmes.

Un jour de paye, Lee accompagna Hon-ling et Kwai-un, deux ouvrières migrantes des régions rurales du Nord, faire du shopping. Entrant dans une boutique avec de l'argent dans la poche, Hon-ling et Kwai-un n'étaient plus des paysannes. Lee le raconte :


Le revenu dont elles disposaient leur apportait plus que l'accès aux biens de consommation. Grâce à lui, les ouvrières du Nord affirmaient leur dignité par rapport à une société qui véhiculait l'idée convenue que les filles migrantes de paysans vivaient dans la pauvreté et la misère33.


Lee découvrit aussi que les jeunes ouvrières migrantes avaient à coeur d’élargir leur horizon professionnel. Leurs soirées étaient souvent consacrées à des cours de gestion, de dactylographie, d'utilisation des ordinateurs ou d'anglais. Et beaucoup avaient l'ambition de devenir entrepreneur34.

Il y a plus de 75 ans, Ivy Pinchbeck achevait son étude remarquable sur la Révolution industrielle en Angleterre en concluant que la conséquence la plus importante en avait été la libération des femmes. Les chercheurs ont, de la même manière, établi que les jeunes femmes d'origine rurale, qui sont à l’origine du miracle économique de la Corée du Sud et de Taïwan dans les années 80, ont bénéficié non seulement d'un revenu mais aussi d'une autonomie accrue et de la possibilité de choisir elles-mêmes leur vie35. Il y a 75 ans, à Shanghaï, des jeunes ouvrières des usines de coton formèrent un groupe appelé « pulochia », ce qui se traduit approximativement par : des femmes indépendantes ayant leur propre argent et refusant d'être mariées. Elles remboursaient souvent, comme Chi-Ying, la somme qui avait été versée à leurs familles pour le mariage. Il y a 150 ans, à Lowell dans le Massachusetts, les filles des filatures saisissaient aussi, autant qu’il leur était possible, les occasions d'améliorer leur vie : conférences, pièces de théâtre, et surtout, fréquentation des bibliothèques où l'on pouvait emprunter des livres36.

En 1901, Sadie Frowne décrivit ses journées de douze heures dans un atelier sweatshop de New York. Elle gagnait sept dollars par semaine, souffrant de blessures fréquentes, de patrons brutaux, et du rythme épuisant du travail à la pièce avec une machine à coudre. À la fin de la journée, Sadie était tellement fatiguée qu'elle ne souhaitait qu'une chose : dormir. Mais elle résistait à la tentation :


On se sent tellement faible qu'il y a une grande tentation d'aller tout de suite se coucher et dormir. Mais il faut vous forcer à sortir, vous aérer, vous distraire. Alors, au lieu d'aller me coucher, je sors, en général avec Henry.


Sadie prend du bon temps, et surtout jouit de l'indépendance que lui offre son salaire. Bien qu'elle soit amoureuse d’Henry, Sadie aime aussi aller danser et faire du shopping :


J'adore danser, et j'aime toutes les distractions. Je sors souvent au théâtre, je raffole de ces pièces qui me font pleurer...

Certaines des autres femmes me reprochent de dépenser autant d'argent pour mes vêtements. Elles disent qu'au lieu d’un dollar par semaine pour les vêtements je ne devrais pas dépenser plus que 25 cents... Mais une fille doit avoir des vêtements si elle veut sortir dans le monde à... Coney Island ou au théâtre...

J'ai beaucoup d'amis et nous organisons souvent des fêtes endiablées. Beaucoup de garçons m'adressent la parole, mais je ne sors qu'avec Henry. Ces derniers temps il insiste beaucoup pour que nous nous marions.


Néanmoins l'atelier sweatshop de New York, si brutal par tant de côtés, est aussi un moyen de gagner sa liberté. Son salaire, aussi maigre soit-il, lui permet de choisir ce qu’elle veut. Elle envisage d'épouser Henri, mais finalement décide :


Je crois que je vais encore attendre37.


Exactement 100 ans plus tard, Peter Hessler a suivi la destinée de Ma Li, une jeune fille de la Chine rurale qui avait assisté à ses cours d'anglais quand il servait dans le Peace Corps. Ensuite Ma Li avait quitté sa maison et était partie à Shenzhen, une ville industrielle du sud-est de la Chine, où elle travaillait dans un atelier de joaillerie, avec un patron libidineux et le couvre-feu la nuit. Hessler se demandait parfois comment se passait la vie pour Ma Li à la ville, alors il décida de lui rendre visite. Il apprit que


depuis qu'elle était arrivée à Shenzhen, elle avait trouvé un travail, l'avait quitté, puis en avait trouvé un autre. Elle était tombée amoureuse, et avait enfreint le couvre-feu. Elle avait envoyé des menaces de mort au propriétaire d'une usine, et avait eu un violent conflit avec son patron. Elle avait 24 ans. Tout se passait bien pour elle38.


Dans le monde entier les ouvrières d’origine rurale arrivaient à l'usine avec une attitude docile qui s’explique par le manque d'alternative. Et c'était la docilité plutôt que l'intelligence ou la créativité qui caractérisait, et caractérise encore, l'ouvrière idéale dans un atelier sweatshop. Cependant, le travail à l'usine lui-même apportait une autonomie aux jeunes femmes : elles pouvaient choisir un nouveau chapeau ou un nouveau petit ami, ou pas de petit ami, et, en devenant plus qualifiées, elles pouvaient même choisir un nouveau travail. De la même manière que leur docilité était la conséquence du manque d'alternative, les choix que leur offrait leur nouvelle vie effaçaient peu à peu leur passivité. Dans tous les pays, dans toutes les usines, les femmes se sont levées et ont osé regarder leurs patrons sans baisser les yeux. Elles ont étendu leurs horizons, fait leurs propres choix. Ce faisant, elles sont peut-être devenues des ouvrières moins idéales pour l’activité textile, mais elles sont aussi devenues de meilleures ouvrières pour les autres industries émergentes demandant plus d'initiative, de capacité à prendre des décisions, de travail en équipe – c’est-à-dire les nouvelles industries qui apparaissaient au fur et à mesure que les concurrents dans la course vers le fond se renouvelaient et que les usines textiles fermaient.


Amazon.com et Dell arrivent à l'usine


En 1748, le philosophe écossais David Hume louait ainsi les vertus de la course vers le fond :


Il semble que, par un heureux concours de circonstances dans les affaires des hommes, une forme de régulation a lieu dans la croissance du commerce* et de la production de richesses, qui l'empêche d'être limitée entièrement à un seul peuple... Quand une nation en a dépassé une autre dans le commerce, il est très difficile pour la seconde, à cause de la supériorité acquise par la première dans la maîtrise des procédés et des savoir-faire, de regagner le terrain perdu... Mais ces avantages sont compensés dans une certaine mesure par la main-d'oeuvre bon marché dans le pays qui n'a pas encore de commerce développé... Alors les manufacturiers transfèrent progressivement leurs sites de production. Ils abandonnent les régions ou les provinces qu'ils ont enrichies, et s'installent dans les autres, où ils sont attirés par le faible coût des fournitures et de la main-d'oeuvre. Ils restent dans ces nouvelles régions jusqu'à ce qu'elles soient elles-mêmes devenues riches, puis ils les quittent alors pour les mêmes raisons...39


En Angleterre, Manchester, le berceau de la Révolution industrielle, ne fabrique plus beaucoup de tissu de coton aujourd’hui. C’est maintenant une ville trépidante et un peu dissolue qui produit de la musique hard-core, du trip hop, de l’acid jazz, et des danses exprimant la révolte. Les jeunes et les déclassés en rébellion se shootent, sniffent ou fument dans les anciennes usines de coton transformées en squats. Mais il reste un ego, une fierté au Manchester d’aujourd'hui. Les descendants des ouvriers textiles apprennent au collège que tout a commencé ici : les usines, les corporations, l’industrie globalisée, et le capitalisme industriel moderne. Aussi, maintenant,


malgré un siècle de déclin et onze ans de Thatchérisme, malgré le climat pourri et les perspectives d'avenir encore plus pourries, malgré la déréliction des bâtiments, les immeubles désaffectés dont les fenêtres sont murées, les obsessions insignifiantes de la « club culture », la drogue, les gangs, et les rues jonchées d’immondices, Manchester est toujours vivante. C'est une réussite, même s’il est difficile de dire combien de temps ça durera. Cet endroit survit grâce à ses provocations. Ses enfants dansent sur les ruines d'un empire et font la fête40.


Malgré tout, Manchester est aujourd'hui le leader d'une nouvelle industrie. Elle héberge une grande partie des centres d’appel européens. Quelques pressions sur les touches de votre téléphone et vous voilà connectés à l'un de ces centres d’appel où une jeune femme à l'autre bout du fil vous écoute avec une sollicitude d’automate. Cette industrie fait travailler plus de 400 000 personnes en Angleterre, principalement des jeunes femmes désirant des horaires flexibles et la sécurité de l'emploi. Certains commentateurs ont comparé le travail dans les centres d’appel au travail dans les usines textiles d'antan : les rythmes implacables, les contremaîtres abusifs, les pauses trop courtes. Dieu merci, cette comparaison est absurde.

De l'autre côté de l'Atlantique, dans l’autre ville de Manchester, dans le New Hampshire, l'économie est désormais dominée par la technologie, les services de santé et l'éducation. Manchester, New Hampshire, est la ville la plus importante et la plus prospère de l'État. Elle est souvent citée dans les listes des « meilleurs endroits où il fait bon vivre » aux États-Unis. Mais, si c’est maintenant Internet qui domine l'économie de Manchester, les gigantesques bâtiments de l'Amoskeag dominent toujours la ville. On a installé des appartements, des bureaux, des restaurants, et même un campus universitaire dans les anciennes usines. Aujourd'hui, ce qui a été la plus grande usine textile au monde ne produit plus le moindre mètre de tissu. De même, ce qui a été le plus grand complexe textile de Nouvelle-Angleterre est devenu le musée d'histoire de l'industrie américaine du textile. Il se trouve à Lowell dans le Massachusetts, une ville nommée en l'honneur de l'homme qui a introduit l’industrialisation en Amérique.

Charlotte en Caroline du Nord est aussi la plus grande ville de l'État. Cette ville, qui dans le passé a été la capitale du royaume du coton, a aujourd'hui l'une des croissances les plus fortes du pays grâce à une économie diversifiée autour des services financiers internationaux. La Bank of America et la First Union Corporation, dont les sièges sont à Charlotte, emploient conjointement plus de 35 000 personnes. IBM, BellSouth et US Airways sont aussi des gros employeurs de la région. Dans Charlotte et ses environs il y a 23 collèges et universités et une demi-douzaine de centres médicaux. Un peu plus au sud, à Greer en Caroline du Sud, BMW a monté une usine d’assemblage automobile. L’essentiel de la main-d'oeuvre embauchée par BMW vient de l'industrie textile déclinante. Lane Jones, qui, il y a une génération, n'aurait même pas eu le droit de travailler dans une usine de coton, à cause de la couleur de sa peau, est maintenant « cadre associé » chez BMW. Elle gagne $60 000 par an et conduit une BMW flambant neuve fournie par l'entreprise41. Lane travaillait auparavant dans une usine fabricant de la toile denim : il y faisait chaud, c’était poussiéreux, le travail était fastidieux et ne semblait jamais être suffisant pour payer les factures. En Alabama, Honda, Toyota et Daimler-Chrysler ont tous installé, durant la dernière décennie, des établissements dans des anciennes usines textiles. Hyundai a prévu de les y rejoindre en 2005. Il est indubitable que les anciens ouvriers des usines textiles préfèrent les jobs dans les usines de montage automobile. À Campbellsville dans le Kentucky, une ancienne usine de l'entreprise textile Fruit of the Loom a rouvert en 1999 après avoir été rénovée et agrandie. Le nouvel occupant est Amazon.com.

Au Japon, les usines textiles autour d'Osaka ont laissé place à certaines des entreprises les plus performantes du monde. Vingt-neuf entreprises faisant partie du classement Fortune 500 y ont leur siège. Parmi celles-ci se trouvent Matsushita, Sanyo, Sharp et Kyocera. Toyota City est à une centaine de kilomètres vers l’est. L'entreprise Toyota a commencé à la fin du XIXe siècle comme usine de filature et de tissage de coton. Elle a construit sa première voiture en 1936. Dans les années 1980 ses produits et sa technologie de production ont révolutionné l'industrie automobile globalisée.

Hong Kong est resté un gros exportateur de vêtements, mais son industrie textile est passée des sweatshops à la haute technologie. TAL Apparel, la première entreprise de vêtements de Hong Kong, est dirigée par Henry Lee, qui est titulaire d’un doctorat de Brown University dans le Rhode Island. TAL a résolu le vieux problème des coutures qui froncent parce que les fils de couture rétrécissent plus que le tissu. L'entreprise a déposé un brevet et a vendu dans le monde entier sa licence de « coutures qui ne froncent pas ». TAL emploie non seulement des couturières mais aussi des chercheurs qui travaillent à améliorer en permanence les procédés mécaniques et chimiques employés dans la confection. En même temps que la firme améliore les techniques de production, elle établit aussi de nouveaux standards en ce qui concerne la logistique et la gestion de la chaîne d'approvisionnement. Quand un client choisit une chemisette sur les rayons d'une boutique JCPenney dans la banlieue d'une ville américaine, la variation d'inventaire est aussitôt transmise en temps réel à Hong Kong. Cela permet à TAL d'effectuer le réassort d'un produit en vogue en moins d’un mois, alors qu'il y a seulement trois ans il fallait cinq mois. La prochaine innovation majeure dans la production de vêtements est l'adaptation du produit aux mensurations du client. Elle sera bientôt une réalité à Hong Kong. Le logiciel de conception de vêtements le plus vendu au monde a été conçu à Hong Kong. L'Université des Sciences et des Technologies y mène des recherches qui rendront possible le sur mesure de masse. Aujourd'hui Taïwan domine la production d'ordinateurs. L'île fabrique plus de la moitié des ordinateurs portables vendus dans le monde et plus du quart des ordinateurs de bureau. La Corée du Sud a aussi quitté les sweatshops pour devenir un acteur majeur dans l'électronique, le cinéma et l'automobile.


* * *


Les pays qui ont perdu la course vers le fond sont aujourd'hui parmi les économies les plus avancées au monde. Ils partagent un héritage commun : dans chacun d'entre eux l'industrie textile du coton, qui a démarré dans les ateliers sweatshops, a été le déclencheur de l'urbanisation, de l'industrialisation et de la diversification économique. Elle a aussi été à l'origine de la libération économique et sociale des femmes issues du milieu rural. Les ouvriers, maintenant bien payés, ne peuvent plus y être employés dans des sweatshops, et ces pays ne connaissent plus la misère rurale qui poussait les femmes à quitter les fermes pour travailler dans le textile et l'habillement. Les ouvriers ne sont plus ni bon marché ni dociles, mais ils apportent des avantages comparatifs à d'autres industries, dans la construction automobile, les services financiers ou les technologies de l'information et de la communication. Même si la fermeture d’une entreprise n'est jamais un sujet de réjouissance, une usine de coton qui met la clé sous la porte est aussi le signe que l'économie dans son ensemble, et les ouvriers, en perdant la course vers le fond, ont gagné la course vers un meilleur avenir.

Tout n'est pas rose, bien sûr, dans les pays qui ont perdu la course vers le fond. Tandis que certains ouvriers du textile en Caroline du Sud, mis au chômage, pourront trouver un nouvel emploi à l'usine BMW, d'autres resteront sur le carreau. Après la fermeture d'une usine textile, la vie devient plus difficile avant de s'améliorer à nouveau. C'est particulièrement vrai pour les milliers d'ouvriers qui ont quitté l'école pour aller travailler dans les usines de coton car leur avenir y semblait assuré. Pour les ouvriers qui n'ont pas les qualifications pour travailler chez BMW ou IBM, ou ceux qui ne veulent pas quitter les petites villes textiles qui parsèment encore le Sud, l’échec dans la course vers le fond n’est pas une victoire. Dans le chapitre 7, nous verrons quels efforts invraisemblables font certains pour maintenir la production de tee-shirts et empêcher l'économie de s’élever.

Mais, de tous les slogans anti-globalisation, « stop à la course vers le fond » est le slogan à la fois le plus inquiétant et le plus absurde, surtout venant de militants de pays riches qui doivent précisément leur prospérité à cette course vers le fond dont ils veulent exclure les autres. Quels travailleurs, se demande-t-on, les activistes souhaitent-ils maintenir dans les fermes ? Cependant, si certains activistes font preuve d'aveuglement en réclamant l’arrêt de la course vers le fond, d'autres au contraire consacrent leur énergie à essayer de changer la nature même du fond.


Établir des règles pour la course


Les contestataires font observer que même si les conditions de travail dans la confection sont un progrès par rapport à celles de la ferme, il n’en découle pas que les ouvriers des pays en développement doivent accepter leur sort et travailler jour et nuit dans des conditions pénibles, pour des salaires de misère, avec des droits limités. Alors que les tenants du libre-échange voudraient faire croire que les activistes anti-globalisation ne sont qu'une frange marginale de gens peu informés, des études montrent que la plupart des Américains émettent des réserves sur la pente glissante de la course vers le fond et sur les conditions de travail dans les usines de vêtements des pays en développement42. Bill Clinton et Georges W. Bush ont tous les deux été contraints d’écouter les thèses des activistes ; l'Organisation Mondiale du Commerce a mis l’adoption de standards universels de travail à son agenda ; et l'Organisation Internationale du Travail a souscrit à un ensemble de règles basiques conçues pour limiter les excès dans la course vers le fond. Beaucoup de critiques déclarent que les conditions de la classe ouvrière dans les usines de vêtements en Asie ne sont pas meilleures que celles qui régnaient, il y a un siècle ou deux, en Europe et en Amérique, et sont peut-être même pires. L'usine « noire et satanique » a quitté le monde occidental, mais elle n'a pas fermé. Comment se fait-il, demandent les critiques, que des conditions considérées comme déplorables il y a plus d'un siècle en Occident soient aujourd'hui acceptables en Orient ?

À la vérité, cette comparaison est dénuée de sens, ainsi qu’une étude, même superficielle, dans le temps et dans l'espace le prouve. Les protestataires d'aujourd'hui ont aussi des frères et des soeurs à travers les âges, des générations de militants qui ont consacré leurs efforts et parfois donné leur vie pour améliorer la condition de la classe ouvrière. Des générations de militants – y compris ceux d'aujourd'hui – ont fait évoluer les règles de la course vers le fond et ont modifié ce fond, le rendant nettement moins inacceptable qu'hier.

Les forces du marché qui alimentent la course vers le fond sont très puissantes, mais en même temps, depuis la fondation des premières usines, des forces d'opposition vigoureuses sont apparues aussi. Tandis que la production allait inexorablement vers des lieux moins chers, des générations de militants cherchaient à freiner l'emballement. Ces forces d'opposition, reposant sur des idées morales, religieuses ou politiques, ont contribué sans relâche à réécrire les règles et à modifier la nature du fond pour en faire un endroit, sinon plaisant, du moins meilleur. Aujourd'hui comme hier, il s'agit de responsables politiques, de leaders syndicaux, de chefs spirituels, d'organisations internationales, de mouvements d'étudiants et puis surtout d’ouvriers eux-mêmes. Tandis que leur docilité diminuait au fur et à mesure que leur expérience du travail à l'usine s’accroissait, les ouvriers se sont dressés, ils ont affronté leurs patrons, et ils ont amélioré les conditions de travail pour eux-mêmes et pour les suivants.

Ces forces conflictuelles, d'un côté la dynamique des marchés, de l'autre les leaders politiques, religieux et syndicaux, ont été longtemps perçues comme ennemies, vouant souvent violemment l'autre aux gémonies. Les militants actuels anti-globalisation considèrent la poursuite du profit par les multinationales et d'une manière générale le libre-échange comme les ennemis des pauvres et des déshérités. Ce sont des forces auxquelles il ne faut pas faire confiance et qui demandent à être stoppées, pensent-ils. Le monde des affaires, de son côté, balaie avec mépris les militants comme une frange d'agités, un ramassis turbulent d'obstructionnistes mal informés, qui bloquent la seule voie possible pour quitter la pauvreté. Depuis que les premières usines textiles sont apparues, l'affrontement a toujours été vu ainsi : des rapaces inhumains contre des fauteurs de troubles naïfs et aventureux.

Dans une perception plus large des phénomènes socio-économiques, cependant, le capitalisme globalisé et l'activisme pro-ouvrier ne sont pas ennemis : même si c’est tout à fait involontairement, ils coopèrent à l'amélioration de la condition humaine. Alors que bien des chefs d'entreprise voudraient réduire les activistes au silence, et que bien des activistes voudraient démanteler les corporations, les ouvriers à l'usine de confection Splendeur de Shanghaï ou à la filature n°36 ont besoin des deux.

Le Dr Thomas Percival, médecin et réformateur social à la fin du XVIIIe siècle, proposa une réforme radicale des usines textiles de Manchester en Angleterre. La proposition de Percival était radicale d'une part car elle suggérait de permettre d’intervenir de diverses manières dans le management des usines textiles de coton, d'autre part car elle recommandait la mise en place d’une législation qui limiterait les horaires de travail des enfants employés dans les usines (à l'époque, ils travaillaient en général 14 heures par jour et étaient susceptibles de travailler la nuit). Percival n’avait rien à l’esprit d'aussi audacieux que l'interdiction du travail des enfants, il demandait seulement que les jeunes enfants puissent faire une pause pour dîner et que leur travail n’excède pas 12 heures par jour43. Comme on l’aurait pensé, les intérêts capitalistes déclarèrent que Percival et ses amis ne connaissaient rien aux activités textiles, et c'est ainsi que débuta en Angleterre un conflit qui s’étendit sur près d'un siècle, au cours duquel furent votées une série de lois sur le travail – en 1819, 1825, 1833, 1844, et 1878 – qui réduisirent progressivement les horaires de travail des enfants, et relevèrent l'âge minimum légal pour travailler en usine.

Aux États-Unis, l'État du Massachusetts, le berceau de l'industrie textile américaine du coton, a été le premier à limiter les horaires de travail des enfants. Peu à peu d'autres États mirent en place des restrictions comparables, et, en 1916, le président Woodrow Wilson promulgua la première loi fédérale limitant le travail des enfants. Mais les représentants des usines de coton du Sud contestèrent la loi jusqu'à la Cour suprême, où elle fut invalidée en vertu du principe désormais connu que ce n'est pas le rôle du gouvernement de se mêler des affaires des entrepreneurs. Cependant, en 1941, la Cour suprême confirma une autre loi, le Fair Labor Standards Act (loi sur des règles de travail justes), qui déclarait que le Congrès avait le droit de légiférer pour protéger les enfants qui travaillaient. Le Japon vota un ensemble de lois protégeant les enfants travailleurs un bon siècle après la Grande-Bretagne. En Chine, la loi sur l'éducation obligatoire, votée en 1986, interdit de faire travailler des enfants de moins de 17 ans, et rend obligatoire une formation scolaire minimum.

Ainsi, dans de nombreux pays à travers le monde au moment où la production de vêtements de coton bon marché déclenchait la Révolution industrielle, elle conduisait à la prise de conscience par des générations de militants qu'il fallait absolument protéger les individus les plus vulnérables contre les forces incontrôlées du capitalisme. Tandis que la course vers le fond alimentait la demande pour la main-d'oeuvre la moins chère et la plus docile possible, des forces opposées, représentées d’abord par des petits groupes qui se faisaient traiter d’agités, puis par une partie de l'opinion publique, enfin par les institutions, réussirent à mettre progressivement en place des protections pour les enfants travaillant dans les usines, et à émettre l'idée, maintenant presque universellement acceptée, que la place des enfants est à l'école.

Aujourd'hui, tous les fabricants mondiaux de textile et d'habillement d'une certaine importance ont ratifié la convention de l'Organisation Internationale du Travail interdisant le travail des enfants. Même si le travail des enfants n'a certainement pas totalement disparu de la production de textiles et de vêtements, grâce à des générations de militants bruyants leur emploi est passé des entreprises ordinaires et légitimes aux ateliers clandestins et moralement répréhensibles. Ceux qui voient dans les usines de textiles et d'habillement de l'époque contemporaine la continuation de ce qui existait en Angleterre et en Amérique du Nord il y a un siècle ou plus, oublient que, si les conditions de travail peuvent encore être améliorées, les ouvriers qui font tourner les usines textiles ne sont plus des enfants de huit ans.

Un job dans le textile et l'habillement, aussi astreignant soit-il, ne présente plus non plus de danger de mort ou de blessures graves. Il était tellement fréquent, à Manchester en Angleterre, à cause des machines textiles, de rencontrer des ouvriers avec des doigts, une main, un bras, ou une jambe en moins, que Friedrich Engels a comparé Manchester à un endroit où les soldats retournaient après la guerre44. Sur une période de deux mois, en 1843, le Manchester Guardian rapporta que


le 12 juin, à Manchester, un garçon mourut du tétanos après que sa main fut broyée par des rouages ; le 16 juin, à Saddleworth, un enfant fut happé par une roue et mourut affreusement mutilé. Le 29 juin, un jeune homme... travaillant dans un atelier de mécanique, tomba sous une meule qui lui cassa deux côtes et le lacéra effroyablement. Le 24 juillet, une fille perdit la vie à Oldam, après avoir fait cinquante tours emportée par la courroie d'une machine ; elle n'avait plus aucun os d’un seul tenant. Le 27 juillet, une fille à Manchester, happée par une soufflerie (la première machine dans laquelle passe le coton brut), décéda de ses blessures. Le 3 août, un ouvrier régleur de bobines mourut... attrapé par une courroie, toutes les côtes cassées45.


Aujourd'hui encore, les ouvriers les plus âgés des usines du Sud se rappellent que les accidents causés par les machines étaient une chose habituelle. Aliene Walser, qui travailla dans une usine de Caroline du Nord dans les années 1940, se rappelle comment une de ses camarades de travail, qui avait une belle chevelure blonde, fut scalpée par une machine textile46. Les accidents graves ou mortels liés aux machines survenaient aussi fréquemment dans les usines japonaises47. Grâce aux revendications des militants appartenant au milieu médical et au milieu ouvrier, la Grande-Bretagne commença à imposer des inspections de sécurité industrielle dès la fin du XIXe siècle48. Aux États-Unis, l'Agence gouvernementale pour la santé et la sécurité au travail fut créée en 1970. Aujourd'hui un organisme comparable est en train d’être mis en place en Chine. Les accidents industriels n'ont pas disparu, mais, grâce aux efforts de générations d'activistes, la santé et la sécurité des ouvriers dans tous les pays du monde sont mieux protégées par la loi que celles de leurs prédécesseurs.

Aujourd'hui, les principaux problèmes de santé et de sécurité dans l'industrie du textile et de l'habillement sont liés à l'ergonomie. D'après Eric Frumin, le directeur de la santé et de la sécurité du plus grand syndicat ouvrier du textile et de l'habillement, les blessures causées par les mouvements répétitifs, comme le syndrome du canal carpien, touchent des millions d'ouvriers chaque année49. Si l'histoire nous est un guide, on peut prévoir que Frumin et ses collègues gagneront : bientôt les ouvriers du textile et de l'habillement recevront une formation, des soins, et seront indemnisés pour les blessures liées à l'ergonomie. Les propriétaires d'entreprises, bien sûr, s'opposent aux réglementations sur l'ergonomie, faisant écho en cela aux objections familières émises par leurs prédécesseurs des siècles précédents. Mais grâce à ses ancêtres activistes, Frumin peut aujourd’hui consacrer son énergie à se battre pour une meilleure ergonomie, puisque les ouvriers ne sont plus dévorés par les machines.

Rose Rosenfeld est morte, peu avant le 11 septembre 2001, à l'âge de 107 ans. Si elle avait vécu quelques mois de plus, elle aurait certainement éprouvé un sentiment de déjà vu. Presque un siècle plus tôt, en 1911, non loin de l’endroit où plus tard seraient construites les tours du World Trade Center, Rose avait vu les corps de ses camarades tomber en flammes du ciel. 146 personnes avaient trouvé la mort dans l'incendie de l'usine de vêtements Triangle Shirtwaist Company, l'un des plus terribles accidents industriels de l'histoire de l'Amérique. Le bâtiment de la Triangle Shirtwaist Company n'avait ni système d'alarme, ni extincteurs, ni escalier de secours. Rose réussit à s'échapper suffisamment vite pour observer ses camarades tomber sur la chaussée. Bien que l'usine rouvrît quelques jours seulement après l'incendie, Rose ne retourna pas y travailler. Elle consacra le reste de sa vie à militer, prenant la parole dans les lycées, les journaux, et les rassemblements ouvriers. À l'âge de 106 ans, elle disait du feu de 1911 : « Je peux encore le ressentir50. » Grâce au travail de Rose et de ses collègues, désormais la sécurité contre l'incendie sur le lieu de travail, comme les restrictions sur l'emploi des enfants ou la sécurité des opérateurs de machines, est un droit universellement reconnu.

La byssinose, ou fibrose des poumons, est une maladie maintenant presque totalement éradiquée. Elle était causée par l'inhalation de particules de coton, et elle a lentement asphyxié des générations d'ouvriers dans le textile et l'habillement. On n'en entend pratiquement plus parler depuis que des standards similaires à ceux de l'Agence américaine pour la santé et la sécurité au travail, concernant les poussières de coton, ont été adoptés par quasiment tous les pays producteurs de textiles et de vêtements. Et bien sûr, les ouvriers d’antan qui n'étaient pas atteints par la fibrose des poumons ou blessés par les machines pouvaient attraper une quantité d'autres maladies infectieuses causées par le manque d'hygiène, l'aération déficiente, ou la surpopulation. L'espérance de vie à Manchester en Angleterre, en 1800, était inférieure à 30 ans. En 1850, à Fall River dans le Massachusetts, elle était de 35 ans. Aujourd'hui, à Shanghaï, l'espérance de vie est de 77 ans, légèrement supérieure à celle des habitants de New York.

Au début des années 1900, les réglementations sur le salaire minimum étaient essentiellement inconnues aux États-Unis, même s'il existait parfois, au niveau des États et dans certaines industries, des réglementations concernant les femmes et les enfants. Ce n'est qu'en 1938 que le Congrès américain vota une loi fédérale sur le salaire minimum. Aujourd'hui, cependant, presque tous les pays qui fabriquent des vêtements ont légiféré sur les salaires minimum, et ont aussi encadré les horaires de travail et rendu obligatoire le paiement des heures supplémentaires51.

Finalement, maintenant, une journée de travail dans une filature de coton n'a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle était. Par exemple, il y a un siècle, les enfants pouvaient travailler comme « raccommodeurs », courant d’une broche à l’autre pour surveiller les fils cassés. Quand ils avaient repéré une rupture, ils grimpaient sur la machine, renouaient les brins, puis descendaient et poursuivaient leur surveillance. Il y a moins de cent ans aussi, les ouvrières à Shanghaï effectuaient le même travail, mais, au lieu de grimper, elles se maintenaient en équilibre, les pieds serrés par des bandages. Aujourd'hui, la filature n°36 est équipée de nombreux dispositifs simples – lampes rouges qui clignotent, siège coulissant sur un rail, etc. – qui améliorent profondément la journée de travail. Et dans les usines de coton du Sud des États-Unis, les raccommodeurs font partie de l'histoire industrielle : il est possible de visiter aujourd’hui une filature américaine, et de ne rencontrer personne ! Les « raccommodeurs » sont des systèmes robotisés qui repèrent les fils cassés et les renouent automatiquement. Peu à peu, les tâches les plus astreignantes dans la production de tee-shirts s'estompent comme sur une photo sépia.

Au milieu des années 90, un certain nombre de pratiques abusives dans les usines de l'entreprise Nike, qui fabriquait des chaussures et des vêtements, furent portées à la connaissance du public. On entendit parler d'ouvriers en dessous de l'âge légal, de pratiques coercitives, d'heures supplémentaires imposées, de violations des règles de sécurité, et plus généralement de conditions de travail misérables. On mentionnait plus particulièrement les usines en Chine et en Indonésie. Ces usines, tout en étant des fournisseurs de Nike, étaient sur un plan juridique des entreprises indépendantes. Aussi l’entreprise Nike put-elle déclarer qu’elle n'avait aucune responsabilité dans les conditions de travail chez ses fournisseurs. Le directeur général de Nike en Indonésie, tout en reconnaissant que des violations pouvaient exister, déclara que c'était ni son affaire ni celle de Nike : « Je n'ai pas à savoir ce qui se passe là-bas », dit-il en réponse aux questions52.

Grâce aux militants venant de groupes religieux, d’organisations non gouvernementales et de campus universitaires, dès l'an 2000 Nike eut à savoir. En 1999, des étudiants organisèrent des manifestations de protestation dans de nombreuses universités à travers le pays pour demander que les entreprises américaines de vêtements divulguent les noms et les lieux de production de leurs fournisseurs. Bientôt les militants demandèrent aussi que les compagnies assument leurs responsabilités quant aux conditions de travail dans les usines de leurs fournisseurs, qu'elles permettent des audits indépendants, et qu'elles mettent en place des chartes de bonne conduite en condition préalable à la poursuite de leurs partenariats commerciaux. Au début, comme toujours depuis le début de l'ère industrielle, les entreprises protestèrent : la nouvelle génération de réformateurs sociaux, comme Thomas Percival, ne comprenait rien à l'industrie, aux affaires, aux contraintes de la chaîne d'approvisionnement ; les réclamations des militants étaient à la fois impossibles à mettre en oeuvre et déraisonnables. Cependant, contrairement aux militants du XIXe siècle ou même des années 1960, la génération actuelle dispose de nouveaux outils technologiques. Grâce aux sites web, aux téléphones portables et aux e-mails, les activistes purent rassembler leurs forces, et au bout de quelques années presque toutes leurs demandes étaient satisfaites53. Des chartes de bonne conduite ont été imposées à pratiquement tous les fournisseurs de l'industrie américaine de l'habillement et de la chaussure. De même, il est désormais considéré comme normal de devoir dire auprès de qui on s’approvisionne, et que ses fournisseurs soient contrôlés. La presse économique publie régulièrement des articles expliquant comment traiter le problème des conditions de travail en Asie54. Ainsi, comme cela s'est passé pour le travail des enfants, pour la protection contre les incendies, pour le salaire minimum, et pour l'hygiène sur le lieu de travail, les demandes des activistes, tout d’abord marginales, se sont répandues dans l'opinion publique et ont fini par être gravées dans la loi.

Bien sûr, l'efficacité des militants pour élever le niveau du fond dépend de la mesure dans laquelle les droits civiques sont respectés. Ce n'est pas une coïncidence si la Chine – où ni les ouvriers ni les activistes n'ont voix au chapitre – fait partie des pays ayant le pire palmarès en matière de sécurité industrielle. Et la liberté de la presse – limitée elle aussi en Chine – est une condition nécessaire pour que les campagnes des militants sur le thème « name and shame » (donnez les noms et faites honte), contre les ateliers sweatshops, puissent rapidement réussir. C'est pourquoi les progrès dans les libertés politiques ainsi que la tendance actuelle vers plus de démocratie (qui a lieu malgré tout aussi, modestement, en Chine) continueront à favoriser l'amélioration des conditions de travail.

Le développement économique, résultat de la croissance des industries du textile et de l'habillement, contribue à son tour à améliorer les conditions de travail. À l'été 2004, la croissance de la demande américaine pour des biens de consommations alimentait la croissance de la demande pour de la main-d'oeuvre en Chine. En conséquence les salaires et les avantages sociaux dans le delta de la Rivière des Perles* augmentèrent rapidement. Les usines commencèrent à se soucier du bien-être de leurs ouvriers, en mettant à leur disposition des centres médicaux, des piscines, des crèches, et de meilleurs logements55. Les chercheurs continuent à confirmer l'hypothèse de bon sens selon laquelle l'industrialisation et les forces du marché, en élevant les qualifications, conduisent aussi à de meilleures conditions de travail56. Néanmoins, les forces du marché laissées à elles-mêmes n'engendrent pas les restrictions sur le travail des enfants, la protection des ouvriers contre les accidents, et les autres standards minimums de condition de travail. D’après Peter Dougherty, ce sont, au contraire, les protections réclamées par les activistes qui souvent favorisent le développement des marchés57.

Grâce à la globalisation, aux ateliers sweatshops, et à la course vers le fond, He Yuan Zhi de l’usine Splendeur de Shanghaï n'a plus à craindre de passer sa vie à la ferme. Elle a épousé qui elle voulait quand elle voulait ; elle mène sa vie ; et elle fait ses choix toute seule. Si les tendances actuelles se confirment, ses revenus croîtront deux fois plus vite que ceux de ses soeurs de l'Ouest. Et grâce à des générations d'opposants – radicaux, débraillés, mal informés – elle travaille 50 heures par semaine au lieu de 80, elle sait lire et écrire, et ses enfants aussi. Elle n'a jamais entendu parler de la byssinose, et n'a jamais rencontré quelqu'un blessé par une machine ou brûlé dans un incendie industriel. Elle a de grandes chances de vivre jusqu'à un âge avancé. Le niveau du fond monte.

Yuan Zhi découpe les pièces de tissu à l'aide d'une machine et range les composants de tee-shirts sur une pile élevée dans un panier à côté d’elle. À la suite d'une longue pratique, ses gestes sont presque automatiques. Il est difficile de dire combien de temps elle continuera à découper et ranger, découper et ranger. Son travail est fastidieux. Les usines de vêtements ont, en outre, commencé à fermer autour de Shanghaï. Elles émigrent vers des régions où la main-d'oeuvre est moins chère et plus docile. Patrick Xu m'a dit que, durant la seule décennie des années 90, plus du tiers des usines de vêtements de Shanghaï ont fermé. Des usines de transformation du coton à Shanghaï, qui, à une époque, portaient les numéros de 1 à 40, il n'en reste que six. Mais General Motors est arrivé, et Cummins Engine, et Coca-Cola, Starbucks, Volkswagen, et même Amazon.com. Yuan Zhi est prête.



Notes du chapitre 6 :


  1. Pour une étude complète du système Hukou en Chine, voir Solinger, Contesting Citizenship in Urban China.

  2. Foreign Broadcast Information Service, cité dans Solinger, 217.

  3. Human Rights in China, Institutionalized Exclusion.

  4. Voir http://www.aflcio.org/issuespolitics/globaleconomy

  5. Wang and Zuo, “Inside China’s Cities: Institutional Barriers and Opportunities for Urban Migrants”.

  6. Ibid., 227.

  7. Ibid., 278.

  8. Off to the City”, The Economist.

  9. Woodman, “China’s Dirty Clean Up”.

  10. Ibid.

  11. Knight, Song and Huaibin, “Chinese Rural Migrants”.

  12. Off to the City,” The Economist.

  13. Kuhn, “Migrants: A High Price to Pay for a Job,” 30.

  14. Ibid., 30.

  15. Ibid., 32.

  16. Knight, Song and Huaibin, “Chinese Rural Migrants”, 92.

  17. Ibid., 91-92.

  18. Pour un passage en revue des questions liées au travail en Chine, voir Chan, China’s Workers Under Assault.

  19. Pinchbeck, Women Workers and the Industrial Revolution, 17.

  20. Byerly, Hard Times Cotton Mill Girls, 64-65.

  21. Lee, Gender and the South China Miracle, 78.

  22. Ibid., 78.

  23. Honig, Creating Chinese Ethnicity, 62-63.

  24. Hall et al., Like a Family, 66.

  25. Minchin (1977) fait une étude approfondie de l’intégration des usines textiles du Sud des États-Unis.

  26. Hall et al., Like a Family, 157.

  27. Byerly, Hard Times Cotton Mill Girls, 141.

  28. Ibid., 94.

  29. Kristof and WuDunn, Thunder from the East, 128.

  30. Josephson, The Golden Threads, 64.

  31. Lee, Gender and the South China Miracle.

  32. Ibid., 5-9.

  33. Ibid., 134-135.

  34. Ibid., 130.

  35. Pour la Corée, voir Kim, Class Struggle or Family Struggle ? Pour Taïwan, voir Kung, Factory Women in Taïwan.

  36. Josephson, The Golden Threads, 92.

  37. Frowne (1902), cité dans Stein, Out of the Sweatshop.

  38. Hessler, “Letter from China”.

  39. Hume (1748), cité dans Anderson, New Silk Roads, xvix.

  40. Schlosser, “Urban Life”, 22.

  41. Pressley, “The South’s New-Car Smell”, A1.

  42. Voir les discussions dans Varley, The Sweatshop Quandary, et Pollin et al., Global Apparel Production.

  43. Hutchins and Harrison, History of Factory Legislation donne une description complète des premières législations sur les usines anglaises.

  44. Engels, The Condition of the Working Class, 170.

  45. Ibid., 173.

  46. Byerly, Hard Times Cotton Mill Girls, 85.

  47. Tsurumi, Factory Girls, 44, 168.

  48. Hutchins and Harrison, History of Factory Legislation, 248.

  49. Losciale, “Rules May Ease Aches”.

  50. McCracken, “The Lives They Lived”.

  51. U.S. Department of Labor (Ministère américain du Travail), Wages, Benefits, Poverty Line.

  52. Spar and Burns, “Hitting the Wall”, 5.

  53. Featherstone, Students Against Sweatshops, raconte le développement des mouvements anti-sweatshops menés par les étudiants aux États-Unis.

  54. Voir par exemple Rosoff, “Beyond Codes of Conduct”. Plusieurs études de cas présentant les politiques actuelles de corporations américaines se trouvent dans Hartman et al., Rising Above Sweatshops.

  55. Voir Fong, “A Chinese Puzzle”, et Goodman, “In China’s Cities, a Turn From Factories”.

  56. Pour une revue, voir Moran, Beyond Sweatshops.

  57. Dougherty, Who’s Afraid of Adam Smith ? Voir plus particulièrement le chapitre 3.

* « commerce » a ici le sens d' « activité économique » (N.d.T.)

* Triangle Hong-Kong, Canton, Macao. (N.d.T.)